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Positif (1980) - Petit diptyque pour Sir Alfred

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La mesquine middle-class à laquelle Mistress Thatcher doit d'être parvenue à un pouvoir qu'on espère provisoire n'aura sans doute ressenti aucu- ne joie particulière à la désignation, par cette dame, d'Alfred Hitchcock[*] parmi une fournée de nouveaux nobles. En fait, le cinéaste aujourd'hui réduit, semble-t-il, à une tragique impotence[1], ne représente que très lointainement cette classe : son long « exil » a accentué encore son remarqua- ble porte-à-faux (sans doute en partie volontaire) par rapport aux strates de la société anglaise, telles qu'elles étaient vers 1920 et telles qu'elles se durcissent de nouveau sous une autre forme. C'est même ne rien comprendre à l'activité de Hitchcock que de voir en lui l'incarnation d'une bourgeoisie (certains disent «petite») à laquelle il décocha autant de traits qu'à la gentry des amateurs de cricket, qui â la fin de A Lady Vanishes, ne craignent que de rater un match. Ses sarcasmes répétés contre les amateurs de peinture réaliste bonne à orner les salles à manger, ou contre les « whodunit », disciples d'Agatha Christie réduite à sa plus plate expression, marquent peut-être les limites de son non-conformisme manifeste, mais ils conduisent à soupçonner l'étendue cachée de ce non-conformisme.

La ressortie récente â París de trois films américains anciens, venant après le très honorable succès de North by Northwest repris il y a quelques années, aurait été la seule occasion de cet article, si je n'avais eu la chance de voir ou de revoir, en novembre 1979, un assez grand nombre de films anglais quasiment inconnus. [2] Créer une passerelle entre les deux « époques » est illusoire : en relisant le livre de Truffaut, on voit combien Hitchcock a été conscient de l'évolution de son style au franchissement de l'Atlantique, ou pour dire mieux, que l'histoire de ce style n'a eu en Grande-Bretagne qu'une préhistoire.

Je maintiens pour ma part que l'art de Hitchcock a connu sa mutation décisive avec Shadow of a Doubt film-charnière de par la fusion de ses ingréthents d'origine diverse : « réalisme provincial », stylisation forcenée, traces d'expressionnisme, dévoilement du motif du « Double », et donc de la composante homosexuelle (le «choix» du nom de Charlie, parmi tous les noms bisexués anglo-saxons, a-t-on remarqué qu'il évoque un vaudeville à travesti universellement connu, la Marraine de Charley (« in French ») devenu Charlie ailleurs?) En amont, l'oeuvre n'a qu'une valeur (esthétique) de dégrossissement et de préparation. Dans l'ensemble, malgré des « rechutes » et d'étranges complaisances (Waltzes from Vienna est nul. Sabotage est trop vanté) les derniers films anglais (auxquels on ajoutera au moins Rebecca) sont très supérieurs (toujours du seul point de vue formel) aux premiers. Et pourtant, Hitchcock a tout de suite « essayé » (et réussi) des performances techniques : une preuve de plus que technique et stylistique sont deux choses distinctes. Le plus simple est de m'en tenir à l'ordre chronologique.

1. Neuf films anglais

The Pleasure Garden (1925), premier film dirigé par Hitchcock, tourné pour l'essentiel en Italie (avec une vedette féminine prêtée par Universal) a connu de rocambolesques incidents de fabrication dont le cinéaste fera le récit sans fard (y compris des détails propres â le ridiculiser...) à Truffaut. Rien n'en paraît dans l'histoire de ces deux Anglaises, l'une émancipée, l'autre timide, toutes deux chorusgirls et fiancées â des « gentlemen » qui ne rêvent que de retourner en Extrême-Orient. Une intrigue assez filandreuse permettra quand même au « meilleur » et â la « meilleure » de surmonter la barrière des sexes. L'aspect « feuilleton » est souligné par le contraste entre les intérieurs (vaguement Art Déco) et les extérieurs (environs du Lac de Corne, alors tout champêtres...) comme par le tirage en bleu de la séquence du clair de lune I Enfin, la dernière bobine est â soi seule un mélo exotique (genre Joe May) qui indique chez Hitchcock une tentation à laquelle il fera, de temps à autre, des sacrifices de plus en plus rares. L'ingéniosité constante des procédés (sur un script médiocre) même lorsqu'ils nous paraissent démodés ou archaïques, se heurte, et va se heurter tout au long des films suivants, à la médiocrité radicale de la plupart des interprètes, surtout masculins. Pour la « thématique », on notera déjà dans The Pleasure Garden (le titre désignant un théâtre, mais « impliquant» l'Orient luxurieux) outre l'homosexualité dissimulée, un suicide par quasi-persuasion (cf. Rebecca et plus indirectement Under Capricorn.) The Ring ( 1927) est déjà bien mieux mis en scène. L'ouverture joue jusqu'à la virtuosité des divers éléments d'un parc d'attraction foraine. Là encore, le titre est ambigu : c'est à la fois l'espace du match de boxe et l'anneau du mariage, et le cinéaste a visualisé de cent manières cette ambiguïté (redoublée par un bracelet en forme de serpent) sans jamais tomber toutefois dans les effets faciles (surimpression, etc.) Le « thème »du péché originel a été indiqué par Hitchcock lui-même, mais malgré la violence de certaines scènes, on reste dans l'ordre de la comédie. La relative réussite plastique du film tient à ce qu'il vient après The Lodger, premier film « hitchcockien » selon son auteur, c'est-à-dire que l'image tend non à suppléer au dialogue, mais à s'y substituer.

Downhill (1927) n'a jamais été projeté en France. C'est, sur le papier, un épouvantable mélo distribué en « chapitres » : le Monde du Collège, le Monde de l'Illusion, etc. avec de longs tunnels « explicatifs » (les scènes chez le proviseur). Il est entièrement fondé sur « l'amitié » comme base de la vie collégiale britannique. Accusé d'un larcin qu'il n'a pas commis chez une demoiselle de moeurs faciles[3], le héros (joué par Ivor Novello, auteur de la pièce de théâtre originale, ce qui n'arrange rien I) se sacrifie à sa «fraternité» avec un compagnon d'équipe au rugby. Chassé par son père, il devient acteur, gigolo, que sais-je? et échoue dans un bouge à Marseille, où de louches mais braves gens le rembarquent à destination de Londres. Il retrouve son fauteuil dans le salon paternel et même sa place dans l'équipe «senior».

Hitchcock a essayé de s'en tirer par des artifices expressionnistes (scènes d'hallucination) qui ne font que mettre en relief la nullité de l'interprète, et par des recherches sur la profondeur de champ (beaucoup mieux venues). Et surtout. Downhill contient trois « moments » extraordinaires, entièrement dignes d'un grand cinéaste. D'abord, dans l'épisode du collège, la soeur (totalement inutile à l'action) de l'un des jeunes gens aperçoit soudain, dans un escalier isolé, deux garçonnets qui descendent les marches en se bourrant de coups de poings, véritable étreinte symbolique, qui tire sa signifiance de sa «gratuité» même (et de son filmage en deux ou trois plans généraux «proches », dans un décor nu.)

Beaucoup plus tard, quand le héros est devenu danseur mondain à Pigalle, le jour pénètre soudain dans la vaste salle d'un cabaret. La femme mûre qui se montrait compatissante à son égard, lui parlant de ses souffrances et de la possibilité de changer de vie, apparaît tellement hideuse que, malgré le silence de H. sur ce point, on peut la prendre pour un travelo sur le retour, avec ses épaules masculines et la moustache que dessine son fard dégoulinant (le texte des intertitres va d'avance dans ce sens.) Mais surtout, un épisode central confirme la maîtrise hitchcockienne. Après le titre : « Le Monde de l'Illusion », nous voyons, sans préparation, une terrasse de café, filmée « de profil ». Un couple minaude et se lève. Le héros, garçon de café, ramasse un briquet laissé par la femme et le glisse subrepticement dans sa poche. La caméra panoramique à droite sur le couple qui esquisse un pas de danse puis, toujours dans le plan, plus à droite sur... Ia scène de théâtre où tout ceci se passe, avec fosse d'orchestre et spectateurs! C'est la fin d'un vaudeville, le garçon de café est un figurant, l'actrice a oublié son briquet.

Champagne (1928) est trop sévèrement jugé par son auteur. C'est une comédie anodine, assez mal taillée sur le patron américain, lui-même «flou» à cette époque (on est à la fin du muet, et n'est pas Lubitsch qui veut.) Une riche héritière est victime d'une machination de son père qui feint d'être ruiné pour lui « apprendre à vivre », et à plus d'un instant on frôle le drame. La fille est jouée par une pétulante flapper qui nous change des sages demoiselles antérieures, le père par le simiesque et caoutchouteux Gordon Harker (déjà remarqué dans un rôle amusant de The Ring). L'ouverture est brillante : un paquebot de luxe s'arrête pour recueillir une aviatrice tombée en mer, qui n'a eu en réalité d'accident que pour le rattraper, et qui sous les yeux extatiques des passagers se déshabille pour devenir une jeune fille très mondaine. A noter le premier flash forward «subjectif» de Hitchcock. Réduite à vendre des fleurs dans une boîte de nuit, l'héroïne s'imagine « bousculée » par le moustachu inquiétant qui vient s'asseoir près d'elle, et s'enfuit... alors que c'est le détective placé par son père auprès d'elle (ce que nous ignorons encore.) Le film souffre, après des plans « sérieux » et énigmatiques, du dévoilement prématuré de la supercherie. Mais il participe de « l'honnêteté » hitchcockienne : il y a assez d'indices visuels pour que notre intellect pressente l'artefact du milliardaire sans pouvoir en saisir d'emblée les ramifications, et la satire discrète de la « high society » comporte çà et là des notes graves (les relations vestimentaires entre l'héritière et sa soubrette).

Au contraire. The Manxman (1929) qui s'essaie au sérieux, et même aux thèmes que les détracteurs de Hitchcock lui reprochent (péché, rachat, etc.) est filmé avec une telle absence d'intérêt qu'il ferait penser à un Hitchcock uniquement voué ailleurs à l'humour (ou plutôt à la rigolade qui en tient lieu dans l'esprit, disons, de sept spectateurs sur dix) si Hitch en personne ne le séparait catégoriquement, à l'adresse d'un Truffaut un peu décontenancé, de ces autres films « sérieux » que sont Under Capricorn et I confess. On dirait que la platitude de la réalisation a pour but de gommer le jeu outrancièrement « romantique » des interprètes, qui donne piètre idée de la production britannique moyenne de l'époque.

Au contraire de nouveau. Blackmail est bien le film « important » enregistré par les Histoires du Cinéma, et même, plutôt que The Lodger qui souffre de carences interprétatives (et d'un symbole blasphématoire trop subtil pour être « tenu » par l'éprouvant Ivor Novello), c'est le premier « Hitchcock film » véritable, pas seulement parce que c'est le premier où le Maître inscrit sa présence physique de manière insistante et signifiante[4]. Comme plus démoniaquement plus tard, Hitchcock joue de l'apparente inadéquation des acteurs aux rôles, et l'on finit par prendre le maître-chanteur en pitié (trait qui se retrouve sur Rear Window quand Raymond Burr « s'exprime » enfin.) Le décrochage final du tableau dans le poste de police avec l'apparition du «Joker» hilare et menaçant est une parfaite transposition visuelle du caractère dérisoire de la conclusion. Les plans célèbres (à juste titre) dits «du British Museum» annoncent sans hiatus l'emploi ultérieur de lieux «officiels», tout comme la grande scène des demi-aveux (à trois personnages) prélude par sa construction visuelle (sauf sa fin « dramatique ») aux modulations spatiales des films américains. Bien plus que l'intrigue, et malgré (?) les aspects sardóniques de celle-ci, la mise en scène fait de Blackmail le premier film où émerge l'auto-analyse en état de semi-refoulement que A.H. semble avoir « inventée » à son seul usage.

On peut passer rapidement sur Number Seventeen (1932), qui commence comme un pastiche souligné des films d'épouvante «série B» de la même époque (si tant est qu'ils parvenaient en Grande-Bretagne) et s'achève par une fort laide poursuite de maquettes automobiles et navales dans la confusion la plus totale. A ce médiocre produit de consommation digestive, où le suspense se résout en « sériai » au détriment de la seule « idée » incluse dans le scénario, n'échappe que la première apparition du motif de la suspension humaine dans le vide, filmée avec compétence et sans emphase, sinon sans délectation.

Dès Rich and Strange (1932) pourtant, antérieur de quelques mois, Hitchcock (apparemment sujet alors à des crises d'hypocondrie) aurait pu s'assurer que sa carrière créatrice n'était -nullement «terminée ». Rappelons d'un mot le sujet : un jeune couple, â la suite d'un héritage inattendu, décide d'échapper à la routine londonienne et de « voyager» (motif capital de la «vacance», que Hitchcock plus tard ne prendra plus la peine d'expliciter.) La première partie est sur le registre comique : l'époux demeure conventionnel au possible, mais la jeune femme (Joan Barry) tient de Clara Bow et de Joan Bennett dans son romantisme instable, sa sexualité « pétillante » et sa fragilité qui par à-coups se libère des tabous. Elle s'habitue â la high life du paquebot plus vite que son époux, même si un soir d'ivresse tous deux prennent le temps de dire leurs prières (sic). Un baiser adultérin n'est pas indigne de Lubitsch. Promenade sur le pont, prise à la hauteur des jambes seules. La femme est en robe de satin blanc qui lui descend jusqu'aux chevilles, près des escarpins noirs du Don Juan grisonnant. Puis après l'étreinte plus suggérée que vue, retraversée du pont par la robe, mais cette fois, à reculons. Le dialogue est ponctué de sous-entendus audacieux pour l'époque (scène du cabaret parisien) et fréquemment contrapuntique, jusqu'aux arpèges du nonsense.

Ce nonsense évite un hiatus trop fort avec la deuxième partie, qui est dramatique mais totalement « obscure ». Cas rare de continuité dans la discontinuité : au « brillant » succède (scène du naufrage et ses conséquences) une angoise moins sentimentale que proprement hitchcockienne (symbolique) grâce au relais de l'Extrême-Orient (et quel progrès dans son emploi depuis The Pleasure Garden !) Avec une totale liberté, en des scènes presque muettes, A.H. présente un «sauvetage» dû à un échouage (on pense à Lang), un pirate chinois accroché par un pied à un cordage au-dessus du vide, et un autre qui se livre sur un bambin à une sorte de « baptême » qui fait hurler la jeune épousée comme s'il allait l'égorger. Cette terreur naïve (les pirates ne causent aucun dommage aux naufragés) annonce, dans un contexte énigmatique qu'il n'y a lieu ni de prendre trop au sérieux ni d'exorciser trop vite, les inquiétudes ontologiques liées à la trame de The Man who knew too much (1934), film que malheureusement je n'ai pu revoir.

Enfin, sur Young and Innocent (1937) dont le titre fait fausse rime à Rieh and Strange, - ce ne sont pas les « (nouveaux) riches » qui sont « étranges», mais «l'innocent» est aussi «jeune» -, il faut renvoyer à l'article d'Emmanuel Carrère[5]. Toutefois le film apparaît comme une halte ; infiniment moins riche que son modèle lointain (Dickens), et si le «thème » du faux coupable y est abordé avec désinvolture, les « motifs » visuels du suspense (le goûterd'enfants, par exemple) annoncent (et c'est neuf par rapport à Blackmail même) retirement du temps qui se produira dans la période américaine. Nonchalance qui contraste avec les deux clous du film : la séquence d'ouverture (son tout premier plan, un masque de femme vociférante, et sa liquidation de tout suspense par l'inscription du criminel) comme avec la conclusion, le long travelling parti de l'arbitraire (point de vue de Dieu) qui va dénicher le criminel, et dont le souvenir hante encore Notorious, et Topaz, et Family Plot. Bref le film, dans sa relative insignifiance, justifie la déclaration beaucoup plus mûre de Hitchcock, selon laquelle ce qui compte n'est pas l'histoire, le scénario sans failles, mais le concept (à développer) d'un film.

2. Trois films américains

Dans Young and Innocent, Hitchcock photographe depresse se quelite avec ut* peikeman qui veut l'empêcher de « prendre » un présumé coupable â la sortie d'un tribunal. Dans l'admirable ouverture de Notorious, un groupe de photographes attend l'issue d'un procès (le plan commence sur leurs appareils pour cadrer la porte close du tribunal) : mais ce n'est pas le coupable qu'ils traquent, c'est sa fille, et Hitchcock ne figure pas parmi eux. (Son « intervention » aura un autre sens.) Dire que dix ans à peine (et pas mal d'événements) séparent les deux films ne nous apprend rien sur la mutation hitchcockienne. La comparaison de la rudimentaire idée amusante (un plan du premier film) avec la maestria de cette ouverture du second signale la mutation, mais ne l'explique pas.

La trilogie Spellbound (1945), Notorious (1946) et The Paradine Case (1947) n'a en commun qu'un certain « romantisme » que j'ai bien imprudemment qualifié de «flamboyant» en ce qui concerne le troisième, non revu pendant plus de trois décennies.

Quand Ben Hecht collabore aux scénarios de Spellbound et de Notorious, cet écrivain (qui fut toujours d'abord homme de théâtre, s'accordant sur son travail cinématographique une vue toute fonctionnelle dès lors qu'il n'assumait pas la réalisation) il est déjà devenu, disons, une « institution » en attendant de devenir une « fabrique ». Quand Selznick (qui a Hitchcock sous contrat) produit Spellbound et Paradine (signant même le scénario de ce dernier film, dans l'évidente intention de faire de Valli moins une autre Bergman qu'une seconde Jennifer Jones) il est en proie à ses premières difficultés sérieuses malgré l'Oscar de Rebecca. A-t-il davantage « pesé » sur ses films que Hecht sur les siens? La supériorité de Notorious me paraît tenir à de tout autres raisons.

Le disparate de Spellbound saute aux yeux. On sait aujourd'hui que c'est Hitchcock qui voulut et crut tourner le « premier film de psychanalyse », à partir d'un thriller pseudo-mystique, comme le pullulement des sectes en Californie en inspira des dizaines à l'époque, tous de bas étage. Ce « transfert » était déjà une idée saugrenue, cette prétention à la nouveauté était sans doute naïve : un recensement des premiers titres hollywoothens relatifs à la psychanalyse remonterait, croyons-nous, aux années 35, dès lors que la proposition de Sam Goldwyn à Freud, de superviser un film « expliquant ce qu'est la psychanalyse » (sic) date d'environ 1927.

Quoi qu'il en soit, l'idée de faire appel à Dali vint aussi de Hitchcock, qui affirme avoir voulu réagir contre les décors traditionnels en matière de rêves (brouillards, etc.) par des lignes nues, spectrales, et les perspectives infinies « héritées » de Chirico. Point de vue intéressant (on le retrouve avec surprise la même année dans un rêve qui fait l'un des deux meilleurs moments de Yolanda and the Thief, mais il s'agit d'un film de Minnelli.) Comme, dans la pratique, les initiatives de Dali (« mon agent me demanda un cauchemar par téléphone ») furent réduites à de modestes proportions par les techniciens d'Hollywood (avec l'accord de Hitchcock) et encore sabrées au montage, il n'y a guère lieu de s'y attarder. Toutefois, les plans qui en subsistent frappent par leur hétérogénéité de fond (gratuité des «symboles») plutôt que de forme (le blanc y domine, comme dans le reste du film). Les défauts de Spellbound tiennent surtout à la maladresse de son didactisme (on est très loin de la « conférence » finale de Psycho) et à l'absence flagrante d'intérêt de Hitchcock pour Gregory Peck, qui lutte avec ses seules forces contre le cabotinage inhérent â ce type de rôle. Il reste, à la frontière de la littérature médicale pour midinettes, un roman de «coup de foudre », (et plus psychanalytiquement que la lettre du script, de « lecture » de symptômes par la clairvoyante amoureuse) que magnifie par moments le sens visuel du cinéaste : l'opposition enfilade des portes/grilles (le baiser/l'arrestation) et même le parti-pris de dominante blanche gardent leur vertu.

S'il y a disparate dans The Paradine Case, il est d'un autre ordre. Très sévère pour l'interprétation, qu'il voulait «réaliste» (au fait, pourquoi?) Hitchcock demeure dans le vague quant à la «valeur» globale du film. Celui-ci pécherait plutôt â nos yeux par un certain déséquilibre entre Alida Valli et tout le reste. Magnifiquement photographiée (par Lee Garmes) Valli tient son emploi « au-delà du bien et du mal » non point de manière erronée ou médiocre, mais avec une telle distance qu'elle rabat tout le reste sur le «trio» Gregory Peck - Ann Todd Charles Laughton. Flanqué pour faire bonne mesure de Charles Coburn d'une part et d'Ethel Barrymore et l'autre, c'est un petit monde hybride, avec vieillard concupiscent (le regard célèbre de Laughton sur l'épaule nue d'Ann Todd, sa main sur la sienne impliquent un regard, une main « impossibles » sur Valli) et jeune avocat arriviste, archaïsme des rites de l'Old Bailey et point de vue « libéral » sous-entendu sur la peine de mort. Or, si Gregory Peck est médiocre (sauf dans la scène superbe où il « craque ») ce n'est pas qu'il soit vulgaire (comme le croit, peu clairvoyant cette fois, le cinéaste) c'est qu'il joue à l'américaine le rôle d'un Anglais ambitieux et sexuellement frustré : dernière illusion de Selznick quant à la spécificité nationale de Hitchcock, dernier cadeau (pour longtemps) de celui-ci au « mythe » de la nation double. La beauté de Valli n'opère pas vraiment l'effraction qu'elle devait opérer, même de manière oblique, dans le petit monde judiciaire (malgré un amusant effort de Leo G. Carrol en magistrat, sur la fin du film) et l'on songé à ce que Preminger aurait pu suggérer sur un pareil sujet. Il subsiste heureusement des moments d'amertume vraie (entre Laughton et son épouse) pour faire de ce décor plutôt sec le repoussoir d'une criminelle désespérée (dont on oublie dès son premier profil proche la motivation assez « sordide ») et, surtout, de remarquables inventions de détail : Valli surveillée par sa garthenne en prison, certains plans de la visite de Peck au château, le mouvement de caméra virtuose sur l'arrivée de Louis Jourdan au procès (par parenthèse, il fallait bien un jeune premier beau pour que Valli s'en éprenne : la référence de Hitchcock â Lady Chatterley ne relève que de la mauvaise humeur d'un projet repoussé.) Le prologue, trop morcelé, n'a pas l'impact lyrique que je lui attribuais de mémoire, mais il garde assez d'efficience et d'allure pour (par-delà le fétichisme de la chevelure) faire de Paradina un lointain « brouillon inversé » de l'admirable Marnie.

« Les services secrets sont l'inconscient des démocraties occidentales» (John Le Carré). Cette sentence à laquelle on ne peut guère reprocher (?) que son evidence limitative à la sphère « politique », pourrait être placée en exergue de plus d'un film de Hitchcock... à commencer non par les «films d'espionnage » (leurs meilleurs moments ne sont pas en prise sur l'intersubjectivité des dites démocraties dans les années 30 et 40) mais bien par Notorious, premier très grand Hitchcock malgré l'étroitesse apparente de son propos. Enfin la mise en scène décolle de son tremplin littéraire tout au long d'un film, se charge seule de ses propres répercussions sur la « signification » (cf. les déplacements d'acteurs et de caméra dans la scène d'explication entre Cary Grant, Ingrid Bergman et Louis Calhern) et introduit directement â l'auto-analyse (par la voie oblique des « thèmes » de la déchéance, du blocage réciproque et de l'aveu) dont je faisais mention plus haut.

La tempête d'incompréhension qui accueillit le film à sa sortie en France est à la mesure du décollage effectué par Hitchcock quant â des intrigues mélodramatiques, ici nourries par Ben Hecht de ses souvenirs de Chicago et peut-être de la mémoire de Mata-Hari. Non que l'histoire prétexte soit sans intérêt : elle ferme la série des films anti-nazis de Hitchcock, dont la «sincérité» est au moins aussi frappante que dans ses films anti-communistes. Le hasard voulait-il pour autant que Jean-George Auriol annonçât (La Revue du Cinéma, n° 15) le film (sorti en France seulement en 1948) en émettant l'espoir que le «robuste et rustique Ecossais»[6] y dominerait «le Juif new-yorkais », cette amabilité visant Ben Hecht et son goût des situations troubles? A l'information élémentaire défaillante se substituera le jugement malveillant (c'est une litote) quand le même critique parlera (et son exemple sera suivi...) tout nûment de Notorious comme d'une «histoire de prostitution policière ».

Si la résurgence d'un certain romantisme élémentaire explique le succès de la reprise de Notorious, il faut dire que la cohérence manifeste du film, servant d'un côté ce romantisme, offre d'autre part un objet d'étude esthétique remarquable. On ne s'attardera pas sur l'interprétation : (Cary Grant parfait, Ingrid Bergman utilisée en partie sur ses restes de «gaucherie» et son manque d'émotion vraie dans la première moitié, Claude Rains jouant, on l'oublie trop, l'une des premières « victimes de sa mère » que Hitchcock va multiplier et nuancer par la suite. On proposera plutôt trois axes de recherche :

1) Si Chabrol et Rohmer ont pu jadis louer la photo « matérialiste » de Ted Tetzlaff qui met en valeur les objets « symboliques » (métal, verre, bijoux et carrelage) auxquels il sied d'ajouter la maison elle-même, menaçant cristal noir qui annonce le manoir de Psycho, notons que les symboles s'intègrent enfin sans heurt dans la continuité dramatique et s'y répondent (selon le voeu de Baudelaire) mieux que dans Spellbound. Le cinéaste rend enfin perceptible que l'inconscient et son analyse ne sont pas des thèmes ou des Ingréthents, mais la trame même, plus ou moins étendue, d'un « Hitchcock Film ».

Un exemple parmi d'autres possibles : Cary Grant « oublie » chez son chef hiérarchique la bouteille de champagne qu'il destinait â son dîner d'amour avec Ingrid Bergman. « Symbole phallique » élémentaire dans le lapsus! Mais si l'on manque de champagne pendant la soirée donnée par Claude Rains, si le spectateur doit redouter une descente à la cave qui troublerait la perquisition des amants, le choix que fait Hitchcock d'accélérer ce procès ambigu, en jouant le rôle d'un invité qui, cadré en plan moyen, déguste ostensiblement une coupe de champagne, est-ce seulement un joke 7[7].

2) La mise en scène suivant d'abord l'histoire de façon rigoureuse et datée, la domine (à partir de la scène d'ivresse d'Ingrid Bergman) au profit de références archétypales : le disque que fait entendre Cary Grant, l'apparition du Commodore, voire (dans une moindre mesure) le rôle de Louis Calhern ont pour finalité, non de martyriser l'héroïne, mais d'exorciser sa relation à son père. Plus tard (principe repris de Rebecca et qui se retrouve dans Under Capricorn) l'inconscient de la jeune femme est visuellement distribué en deux zones : la cave renvoie à «l'inconscient» qu'elle partage avec Claude Rains et ses complices, et qu'elle explore avec Cary Grant pour le « dynamiter ». Mais la vraie menace gît pour elle dans la chambre d'en haut, là où se situent traditionnellement les rêves d'enfance. Sans savoir exactement ce que Hitchcock a appris au contact des psychanalystes que fréquentait Ben Hecht, force est de constater qu'il a inverti ou subvertí certaines données des contes de fées avec beaucoup d'intelligence.[8]

3) La domination de Hitchcock s'affirme dans Notorious par le faux arbitraire de certains procédés répétitifs : ainsi, tous les rendez-vous des amants séparés sont filmés les personnages assis, de face ou de trais-quarts, comme s'ils commentaient (mensongèrement) une action située ailleurs. (Il n'y a pas lieu d'incriminer la transparence : la première scène «à Rio» est tournée de façon autrement plus savante, alors qu'elle reste en soi anodine.)

Le prétendu travelling (en réalité au moins en partie « zoom ») qui va cadrer la main d'Ingrid Bergman serrant la clé est un autre exemple de la domination hitchcockienne. Il vient de nulle part, sans même l'esquisse d'un tableau unanimiste préalable. Ou plutôt, il vient des environs de ce lustre que Claude Rains devra contourner dans l'admirable scène où il va chez sa mère. Ce n'est pas seulement le temps, c'est l'espace que Hitchcock commence à « dilater », sans aucun artifice, mais conformément aux artefacts bien connus du cauchemar. J'ai déjà parlé des «suites» du pseudo-travelling en question chez Hitchcock : ajoutons qu'il reprendra, sur Karin Dor morte dans Topaz, exactement le même cadrage (robe étalée, etc.) que sur Ingrid Bergman évanouie.

Notorious apparaît comme le premier exemple probant de l'esthétique proprement hitchcockienne (le climat de tristesse et de précarité qui y règne presque jusqu'à une fin d'ailleurs logique dans son «manichéisme» non superficiel en fait partie intégrante.) Cette esthétique, qui veut que toutes les cellules d'un grand film soient homothétiques les unes aux autres, les plus riches « contenant » en abrégé le réseau entier des symboles et des signifiances, porterait à classer le Hitchcock de la maturité américaine parmi les cinéastes jouant d'un style « fermé », si cette fermeture n'était, chez lui, modifiée ou compensée par le fameux principe du point de vue, confié tantôt à « Dieu » (la caméra), tantôt à un personnage (d'où des plans partiellement ou, dans des films ultérieurs, totalement subjectifs : cf. Ia montée de l'escalier dans Strangers on a Train) mais jamais de manière â esquiver le voyeurisme intelligent du spectateur. Cette visée indirecte (Raymond Bellour) et/ou alternative, quelle que soit sa portée ontologique, assigne l'art de Hitchcock à une place singulière. Une fêlure permanente et nécessaire, qui tient de la ruse autant que de l'aveu (précisément) retaille ici le système des rimes visuelles et des figures psychanalytiques. On en verra l'allégorie dans cette scène de Notorious, faux «tour de force» riche en sous-entendus, où Ingrid Bergman, sortant de son ivresse, rectifie l'image de Cary Grant vu d'abord à l'envers, et qui va lui-même lui rendre à elle-même une image plus vraie de soi.

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* Cet article a été écrit avant la mort d'Alfred Hitchcock. (N.D.L.R.)

  1. The Short Night annoncé comme son «film-testement » paraît en panne de production depuis 1978.
  2. Vision d'excellentes copies, en provenance pour la plupart du British Film Institute, dans le cadre du « Premio » cinématographique de la commune de Fiesole, manifestation ressuscitée et remarquablement organisée par l'Ente del teatro Romano, avec le concours de la Nuova Italia de Florence. Le présent article interfère ça et lé avec ma communication è ce colloque, communication qui portait sur < la fortune critique de Hitchcock en France depuis 1945 », et dont le texte est à paraître dans les Actes du « Premio ».
  3. Et non au collège, comme le dit Truffaut par une erreur bien excusable : mais le détail a son importance, étant de ceux qui feront accuser Hitchcock de misogynie (alors que la jeune boutiquière est présentée de façon assez sympathique).
  4. Il apparaissait de manière insignifiante dans The Lodger. Ici, il s'en prend longuement à un gamin mal élevé (son double?) On sait qu'il prétend ne figurer dans ses films que pour meubler. Mais ces apparitions ne sont pas souvent « innocentes », comme l'a démontré Raymond Bellour dans l'Analyse du Film (éd. Albatros, 1980) ouvrage important dont je rendrai compte ultérieurement.
  5. Cf. Positif, no 211. p. 62.
  6. Sic. Il s'agit bien entendu de Hitchcock, sans doute en sa qualité de Londonien catholique.
  7. Par ailleurs, dès 1948, Maurice Schérer (allas Eric Rohmer) apercevait l'importance de Notorious, quitte â user d'un vocabulaire inadéquat, en remarquant que dans ce film, censément raconté au passé, le fameux long baiser en plan très rapproché et divers gros plans violaient la prétendue syntaxe cinématographique en introduisant une « dilatation de l'instant », une insistance sur le présent : bref, le style ne se ramène pas à la grammaire.
  8. La désinvolture de l'invention du «sable radioactif» contenu dans des bouteilles de vin français va dans la même direction: Gilda, rappelons-le, est de 1947, une année après Notorious, et Hitchcock s'est vanté que le premier projet de son film (1944) ait été prophétique quant à la bombe atomique.